Déflagration, whisky et cigarettes
Charlotte inspire profondément la bouffée de la cigarette qu’elle vient de prendre. Elle s’était promis d’arrêter pour reprendre son entraînement de coach sportive, mais il y a des jours où ce n’est tout simplement pas possible de suivre ses résolutions. Et aujourd’hui en est un.
Près d’elle, assise sur les petites marches qui font descendre de la terrasse vers le petit jardin potager, Anne allume une deuxième cigarette. Charlotte a la tête appuyée sur l’épaule de sa mère, et sent le réconfort arriver petit à petit, quand sa mère tient sa main dans la sienne, fermement, tendrement. Elles ne se disent rien, parce qu’il n’y a rien à dire.
D’ailleurs, ce n’est pas le silence qu’elles écoutent, mais le chant des oiseaux qui nourrissent leurs petits en cette fin d’été, le bourdonnement des abeilles qui butinent de fleur en fleur, et la brise qui joue dans les feuilles des arbres.
Derrière elles, la porte de la maison s’ouvre, puisse ferme. Naturellement, les deux femmes se séparent, sans se lâcher la main.
Madeline tire une chaise vers elles. Difficile de s’asseoir par terre, à quelques semaines de l’accouchement. Elles se regardent sans rien dire, c’est comme si elles savaient, qu’elles attendaient encore une personne.
Quelques instants après, c’est Marie-Ange qui referme la porte derrière elle.
Les visages sont fatigués, d’avoir crié, pleuré, reflétant le choc qu’elles ont reçu au plus profond d’elles-mêmes. Et entre nous, si personne ne parle, c’est qu’aussi, personne ne sait tellement par où commencer…
Anne a bien une petite idée, elle s’y prépare depuis qu’elle a rejoint sa fille sur la terrasse. Quoiqu’elle fasse, elle sait qu’elle ne pourra pas échapper aux questionnements sur ce qui a été révélé de sa vie intime aujourd’hui. Alors, plutôt que d’attendre les questions, elle préfère devancer, et après avoir longuement tiré sur sa cigarette, elle prend son courage à deux mains.
— Je suis désolée que vous ayez eu à apprendre ça de cette manière-là. Et je suis désolée de ne vous en avoir jamais parlé. Marc l’a dit : nous avions décidé de ne pas en parler parce que ce n’était pas un problème et que ça ne regardait que notre couple…
Les filles prennent une grande inspiration, et Anne essaye de ne pas croiser le regard de sa mère, dont elle craint le jugement malgré tout.
— Et ça s’est fini il y a longtemps… ? Demande doucement Madeline.
— Il y a quelques années. C’était naturel, on était arrivé au bout.
Un silence se reforme. Anne n’a pas envie de se justifier, elle n’a pas envie de détailler. Cette relation, c’était son jardin secret, son univers, sa fantaisie. Elle n’a pas envie d’expliquer, elle n’a pas envie que ses filles et sa mère comprennent. Ce n’est pas cela qu’elle attend, Anne.
— Du coup, tu l’as fait disparaître à Bagneux ? C’est pour ça que tu parles tant à tes macchabées ? Dit Charlotte, crevant le silence avec un petit sourire en coin sous ses yeux rougis.
Bouche-bée, Anne regarde Charlotte, puis Madeline, et c’est Marie-Ange qui éclate de rire, suivie des trois autres. Bon sang, que c’est bon de se retrouver, pensent-elles. C’est bon. Une petite phrase a suffi, la pilule est passée. Anne regarde Charlotte, et elle n’arrive pas à croire qu’elle a réussi à mettre au monde sa meilleure amie.
Toutes deux se relèvent, et Anne attire contre elle ses deux filles, vite rejointe par sa mère.
— Merci, souffle-t-elle.
Derrière la vitre, un peu de loin, trois hommes les observent du coin de l’œil. Ils se garderaient bien d’aller interrompre ce moment, mais le silence plane, et devient un peu gênant. Lentement, Peter se lève, et sort la bouteille de whisky d’Écosse, celle qui vient du pays, celle qu’il ne sort que pour les occasions spéciales.
Marc relève le regard vers son beau-père, il connaît bien la bouteille, dont Peter a vidé quelques exemplaires depuis qu’Anne et lui sont ensemble.
— Croyez-moi, va falloir au moins ça, dit Peter en servant trois bons verres du liquide ambré.
Finalement, après un moment, les femmes reviennent, puis chacun rentre chez soi. Trop de fatigue, pour parler. On verra ça plus tard, n’est-ce pas ? L’atmosphère est comme vidée, et tous comprennent à leurs regards que cet ouragan, comme les autres, va passer.
Avant d’ouvrir la porte, Anne voit son mari marquer une pause, en bas de l’escalier.
— Laisse-la, Marc… Je crois qu’elle a besoin de digérer, comme nous tous. Elle reviendra vers toi d’elle-même, j’en suis sûre.
Anne connaît bien la complicité qui l’a toujours lié à leur dernière née, et elle sait à quel point il a souffert de son éloignement. Mais elle connaît bien sa benjamine également, et ce que Lola a compris à force d’intimité avec Sally, Anne l’a su dès qu’elle a regardé dans les yeux de ce petit bébé au front buté.
Marc, tu sais que ta femme a raison, n’est-ce pas. Toi aussi, tu la connais bien, ta fille sauvage, hein ? Mais il se pose des questions, Marc, plein de questions.
— On a merdé où, Anne, dans son éducation ?
— Je sais pas si, ni où on a merdé, mais je suis sûre d’une chose : elle a fait ses choix d’adulte, et elle doit apprendre à les assumer, comme une adulte.
On fait quoi, quand son enfant fait des choix terribles ? Quand son enfant fait autant de mal aux autres ? Il se demande ce qu’il aurait pu faire différemment, et Anne a eu beau lui dire de ne pas culpabiliser pour les choix de sa fille, il ne peut pas s’en empêcher.
Madeline embrasse son grand-père. Depuis qu’elle est enceinte, c’est la deuxième fois qu’elle quitte la maison de ses grands-parents, l’émotion chevillée au corps. Mais cette fois, c’est bien différent. C’est que Maddy commence à avoir du mal à passer son ventre derrière le volant – elle est mal foutue, cette bagnole – et elle sent dans tout son être qu’elle va bientôt donner naissance à sa fille. Et le simple fait d’y penser la remplit d’une chaleur douce et apaisante.
Maxime s’étonne même de voir le visage serein de sa femme, une fois installés dans la voiture.
— J’ai dit ce que j’avais à dire à Sally. Maintenant, la balle est dans son camp, dit-elle simplement.
Elle jette un œil à son mari, dont une ride barre le front.
— Je crois qu’on est tous comme des animaux blessés, là. On a besoin d’un peu de temps pour panser nos plaies.
— Mais Sally n’a pas tellement de temps… Elle repart dans trois semaines, souffle Maxime.
— Elle n’avait qu’à y penser avant…, commence Madeline. Charlotte n’a peut-être pas envie qu’elle naisse dans une famille brisée, mais moi, je n’ai pas envie qu’elle naisse dans une famille où c’est normal de se parler de la sorte.
Que peut-il répondre ? Au feu rouge, il prend doucement la main de sa femme. Le téléphone de Madeline sonne : c’est Alice. Oh bordel, qu’il se dit. J’avais oublié ça, aussi.
Il a accepté, bon gré, mal gré, et les filles peaufinent les détails…
— Charlotte vient toujours, tu penses ?
— Oui, elle vient de m’envoyer un message pour me demander si c’était maintenu, répond Madeline avec un sourire. Dans deux semaines, Alice sera là, on enclenche le plan !
La jeune fille triste affronte ses démons
Des jours que Sally n’est pas descendue, quatre, pour être précise. Chaque matin, Marie-Ange dépose un plateau petit-déjeuner devant sa porte. Chaque matin, elle le récupère, intouché. Presque aucun bruit ne leur parvient de la chambre de Sally, à part quelques sanglots étouffés, parfois. Tard, le soir, Marie-Ange entend la porte s’ouvrir délicatement.
Au cœur de ses insomnies, la grand-mère inquiète entend sa petite fille aller à la salle de bain, puis descendre les escaliers, pour manger. Elle le sait, car chaque jour, elle voit les paquets de gâteaux descendre. Elle se sent totalement impuissante, Marie-Ange. Anne lui a dit de la laisser revenir, et elle n’a pas osé insister, encore moins aborder le sujet avec Marc, ou Charlotte.
Quel désastre, se dit-elle. Sally était une petite fille un peu sauvage, un peu entière, mais elle n’était pas méchante. Alors, Marie-Ange repense à ce que lui a dit Peter, la semaine précédente : elle n’est pas heureuse, cette petite. Et, au cœur de la nuit, Marie-Ange se demande si c’est une justification suffisante.
Manifestement pas pour Peter, agacé par la situation. Il voit les cernes de sa femme s’obscurcir et s’approfondir, et il garde encore, gravé en lui, le tremblement qui secouait Charlotte, dans ses bras. C’est pour cela qu’il ne peut plus rester sans rien faire. Lui, du haut de ses soixante-treize ans et de son Parkinson, il a la ferme intention d’aller secouer sa petite fille ! Sa décision est prise.
Un matin, après son petit déjeuner, Peter va toquer à la chambre de Sally.
— Maintenant, Sally, ça suffit, dit-il sans ouvrir la porte. Tu vas prendre ton courage à deux mains, et me faire le plaisir de sortir de cette chambre. On mérite mieux que ton mépris, ta grand-mère et moi, tu ne crois pas ?
De l’autre côté de la porte, Sally écoute, recroquevillée sur le lit. Chacun des mots de son grand-père sonne juste, et vient la sortir de sa torpeur, comme autant de coups sur un gong énorme, à deux centimètres de son visage. Difficile de dire si elle est plus choquée par les mots de son grand-père ou par son propre comportement, qui a engendré tout cela.
Cinq minutes plus tard, Sally descend à la cuisine. Ses grands-parents sont attablés, avec leur deuxième café. Ils se retournent, et le tableau leur fend le cœur. Sally est habillée d’un vieux sweat-shirt trop large. Ses cheveux sont en fouillis et encadrent son visage défait, les yeux et le nez rougis par les pleurs. Le coin des lèvres est vacillant mais une petite voix s’élève de sa gorge.
— Je ne vous méprise pas du tout…
Et puis, elle s’effondre en larmes. Un peu pitoyable, immobile sur le seuil de la porte, la tête basse, Marie-Ange la revoit petite fille, déjà submergée par ses émotions. L’a-t-on trop protégée ? Ou pas assez ? Se demande la femme aux cheveux nacrés avant de se lever pour recueillir le petit animal blessé qui n’ose plus bouger.
— Allez, viens prendre un café, ma chérie, murmure-t-elle dans les cheveux auburn.
Sally prend place près de son grand-père, et lève un regard timide sur lui. Sans un mot, il prend sa main dans sa grande patte ridée, tachée par l’âge et le travail au jardin.
— Je vous demande pardon, dit-elle dans un sanglot.
— Aye, dit Peter en resserrant son étreinte sur sa main. Ça va aller…
Ouf, ça y est. Le premier pas est fait. Sally avale difficilement sa salive, elle sait que ce qui l’attend ne va pas être facile, mais elle est déjà incroyablement soulagée de constater que ses grands-parents sont prêts à lui pardonner.
— C’est très bien, ce que tu fais maintenant. Mais tu sais, ce n’est pas à nous que tu as fait le plus mal, Sally…, reprend Marie-Ange après avoir servi le café.
À ces mots, la jeune fille sent quelque chose se rétracter en elle, mais elle repense à Lola, qui lui disait souvent de respirer, dans ces moments-là.
— Je sais pas comment m’y prendre… Je me sens tellement stupide…
— Tu as beaucoup à te faire pardonner, mais on est là. On est ta famille, tu ne peux pas nous perdre !
Sally soupire, elle en est moins sûre que sa grand-mère.
— Commence déjà par envoyer ta participation à la Couverture, Sally. La dernière fois que Charlotte m’en a parlé, tu ne l’avais pas encore fait, et je crois qu’il reste très peu de temps…
Bien sûr oui, il y a la Couverture des 100 Vœux, Lola lui a rappelé un nombre incalculable de fois, même elle, a déjà envoyé sa participation… Sally finit son café chaud, entourée de ses grands-parents. Elle lutte pour repousser les images qui lui reviennent du repas du dimanche, le regard de son père, qui l’a glacée, la colère de Madeline… Depuis quand sa sœur se met-elle en colère ?
Lentement, Sally remonte les escaliers, elle sait ce qu’il lui reste à faire. C’est-à-dire, beaucoup, et assez vite. Une douche très chaude finit de lui remettre les idées en place. Elle secoue la tête pour chasser les dernières pensées de la petite voix furieuse, qui lui susurre qu’elle n’a pas eu sa vengeance, qu’elle n’a même pas eu d’explications de la part de sa mère, que ce n’est pas à elle de s’excuser… Alors, Sally laisse couler l’eau chaude sur sa tête, elle voudrait cuire cette voix.
Hop ! Dans le plat, on enfourne à deux cents degrés et la petite voix se retrouve caramélisée, adoucie, ramollie ! Ce serait bien, si c’était comme ça, se dit-elle. Ce serait tellement plus simple.
Dans l’après-midi, Sally veut aller dans un magasin de fournitures artistiques : elle a eu une idée. Mais avant cela, elle a quelque chose à faire. Ouvrant son ordinateur, Sally se rend sur la page de la cagnotte des 100 Vœux, un nœud au ventre. Les participations seront closes, ce soir.
Une soirée, un plan, et un soupçon de surprise
Cinq septembre, cette date sera à marquer d’une pierre, se dit Madeline, joyeuse, en finalisant les préparatifs de son apéro-dinatoire. Elle ne sait pas encore à quel point elle a raison.
Autour d’elle, Alice et Maryam s’affairent à préparer la table, tandis que Charlotte et Maxime sortent les boissons. C’est l’Acte Un du plan qu’elle a imaginé avec Alice. Un plan très, très simple, en vérité, imaginé dans la hâte : réunir tout le monde avant la naissance, au prétexte que ce sera la dernière fois que les amis pourront le faire avant un moment. Et s’arranger pour qu’Élie et Maryam se retrouvent seuls à un moment.
Maryam a accepté assez facilement. Quelques mois ont passé et, non seulement la jeune femme est douée pour cacher ses émotions, mais en plus elle pense qu’elle se débrouille pas mal pour ce qui est du domaine de l’oubli.
Lui, a été plus difficile à convaincre. La tristesse l’étreint toujours, parce qu’il n’a pas pu faire taire ses sentiments. Il subit sans trop comprendre : le pauvre n’a pas le mode d’emploi !
Quand Max ouvre la porte sur son cousin et meilleur ami, l’énorme bouquet de fleurs qu’il a prévu pour Madeline masque mal ses traits tirés et les cernes qui allongent son regard, tristement, vers le bas.
En l’apercevant à travers les pivoines et les fougères de la composition, Maryam manque de ne pas le reconnaître. C’est un air qu’elle ne lui a jamais vu. Et puis, ce coup terrible, qu’elle vient de recevoir dans son ventre ! Ses genoux jouent des castagnettes.
Merde, pense-t-elle. Eh oui, belle Maryam, l’opération « enterrer ses sentiments » n’a pas l’air d’avoir si bien fonctionné ! Malgré tout, la courageuse jeune femme fait tout pour cacher son trouble, et, ma foi, n’y arrive pas si mal ! Enfin… de loin, dans la nuit, en marchant très vite…
Car déjà Alice et Maddy échangent des regards de connivence ! Presque soulagées de constater qu’elles ne s’étaient pas trompées et que ces deux-là s’aiment encore bel et bien.
Charlotte observe silencieusement le spectacle. Elle est là, aussi. Évidemment, qu’elle est là. Elle ne sait rien du plan d’Alice et Maddy ; mais elle commence à avoir la puce à l’oreille.
— Oh, merci, Élie ! C’est adorable, fait Madeline avec un grand sourire. Attends, je vais chercher un vase.
Charlotte profite de l’occasion pour pister discrètement sa sœur dans la cuisine.
— Maddy ! S’écrie-t-elle en chuchotant.
Sa sœur se retourne, le vase à la main.
— C’est quoi ce plan ? Continue-t-elle à voix basse.
Le bluff, c’est pas mal. Elle n’est sûre de rien, Charlotte, mais elle a pris les devants et imaginé que ce qu’elle soupçonne est vrai. Bingo ! Maddy ouvre de grands yeux effarés, comme une biche prise dans les phares d’une voiture.
— Un plan ? Quel plan… ?
— Tu mens très mal ! T’as vu la tête d’Élie ? Et celle de Maryam ?
Maddy manque de lâcher le vase.
— Bah merde, ça alors ! Tu sais ?
— Évidemment que je sais ! Qui d’autre ?
— Euh…, fait Maddy, hésitante. Maxime, Alice, et moi. Mais comment tu as su ?
Alors, Charlotte raconte la débâcle dans la voiture, en Auvergne. La nuit, le vin, et les confidences…
— Donc, tout le monde sait, résume-t-elle. Maryam sait que vous savez ?
— Oui ! Enfin, non. Elle ne sait pas que Maxime sait, se corrige Maddy, tout en remplissant le vase d’eau. Mais attends, Élie sait qu’on sait ?
— Non ! Il ne se doute de rien, et il a juré à Maryam qu’il n’en dirait pas un mot à personne ! Pour lui, je suis la seule à savoir !
— Merde, fait Maddy à voix basse, en laissant déborder le vase. Donc il ne sait pas que tout le monde sait ?
— Non !! Répond Charlotte, l’air un peu affolé. Et je ne sais pas comment il va réagir !
Les deux filles restent un instant en silence. Depuis la salle à manger, Maxime interpelle sa femme :
— Tout va bien dans la cuisine ? Tu as besoin d’aide ?
— Non, non ! On arrive.
On ? Pense Maxime, qui remarque soudainement l’absence de Charlotte.
— Attends, Maddy, si Maryam en a parlé… C’est qu’elle est encore bien accrochée, je me trompe ?
— Non, souffle Maddy.
— Tu as vu sa tête, à lui ?
— M’en parle pas… Je crois qu’il n’a jamais été amoureux ! Pouffe-t-elle.
— Je sais ! Mais il faut qu’il sache ! Enfin, qu’ils sachent, tous les deux !
— Mais comment… ?
Les deux sœurs échangent un regard : voilà bien l’énigme de leur soirée.
— Peut-être que si j’éloigne Maryam sous un faux prétexte, et puis on tombe en panne, et j’appelle Élie pour qu’il vienne nous chercher, et je les laisse tous les deux dans la voiture ? Improvise Charlotte.
— Ça marchera jamais…, soupire Madeline, qui reconnaît l’inventivité de sa sœur. Mais bon, on peut essayer…
— Attends, je vais chercher mon téléphone.
En retournant dans la salle à manger, elle n’a pas le temps de se demander pourquoi il ne reste plus que Maxime et Alice dans la pièce, qui parlent également à voix basse. Tout à son plan, elle fonce en prétextant une excuse bidon pour aller chercher son téléphone, qu’elle a oublié dans la chambre du bébé.
En appuyant sur la poignée de la porte, Charlotte entend un bruit précipité, mais elle n’y fait pas plus attention que cela. Il lui faut quelques secondes pour relever la tête, et voir le tableau.
Maryam et Élie, mains dans les mains, pris en flagrant délit de réconciliation… Charlotte ouvre deux yeux immenses avant de se reprendre, Maryam fait un sourire un peu gêné, comme pour dire « Bon, eh bien… voilà… », et Charlotte est prise d’un rire incontrôlable. Les deux autres la regardent comme une extra-terrestre, se demandant bien ce qui peut provoquer l’hilarité de leur amie.
Maxime, Alice et Maddy débarquent dans le couloir, et Charlotte se reprend.
— Eh bien, je crois qu’on n’a plus besoin de plan !
— Un plan ? Quel plan ? Dit Élie, effaré.
Alors, chacun se coupant la parole, l’un après l’autre, ils racontent. Les derniers mois, leur silence, jusqu’à comprendre qu’ils ne pouvaient pas rester les bras croisés, les discussions échouées, les plans imaginés.
— Tout ça pour ça, dit Maryam avec un sourire en coin.
— En fait, vous vous débrouilliez très bien tout seuls, fait Alice, malicieuse.
Élie soupire, sans rien dire, mais avec un vrai sourire aux lèvres, enfin. Il regarde Maryam, sa belle Maryam, et en son for intérieur, il remercie l’obstination de ses amis.
— Bon, on va le manger, ce repas ? Dit-il pour détourner l’attention.
Les voilà, tous autour de la table, devisant gaiment, quand Maddy se lève.
— Pfiou, je vous le dis, je serais pas fâchée quand elle sortira, cette petite ! Elle est entrée dans une compétition féroce avec ma vessie !
Mais Madeline n’a pas le temps de faire un pas de plus, elle se retrouve pliée en deux – autant que son ventre le lui permette, du moins. La main sur le ventre, elle ouvre deux grands yeux très ronds, et c’est naturellement, presque, qu’elle se met à inspirer, puis expirer, comme la sage-femme le lui a appris.
Médusés, les autres restent un peu cloués sur leurs chaises, regardant Maddy. Allez, les enfants, on se réveille ?! Je vous secouerais bien les plumes, mais qu’y puis-je, pauvre conteuse voletant dans les airs, impuissantes ?
Heureusement, Alice se réveille la première, comme si son esprit revenait d’un coup en elle, et elle lâche d’une traite, alors que Madeline reprend son souffle, peinant à trouver le temps de parler entre les contractions.
— Les gars, je crois qu’elle est en train d’accoucher !
— Accoucher ? Bégaye Max, en se levant néanmoins vers Madeline, qu’il rejoint en deux pas.
Maddy, qui parvient à se redresser un peu, toujours appuyée contre le mur. Maintenant, ils se sont tous levés, et Max guide lentement la jeune femme vers la porte d’entrée. Madeline, que les contractions laissent un instant tranquille, parvient enfin à dire une phrase complète.
— C’est pas une science exacte mon chéri, mais je crois qu’Alice a raison, dit-elle. Il faut qu’on aille à la clinique, je ne pense vraiment pas que ce soit une fausse alerte, ajoute-t-elle avec un petit sourire.
Madeline ferme les yeux, ignorant l’agitation autour d’elle, essayant de se concentrer sur ce bébé qui a l’air bien décidé à arriver, chassant la peur comme elle peut. Elle sent que ce n’est plus la même main qui la tien, et relève le regard vers Charlotte. Max est parti chercher le sac qu’ils ont préparé pour la clinique.
— Tu vas être parfaite, petite sœur, t’inquiète pas, lui dit-elle tout doucement.
Max est revenu dans la salle à manger, les mains vides.
— Max ? Le sac ? Dit Madeline avant de serrer les dents sur la contraction qui arrive, comme une vague immense submergeant tout son corps.
Avec un juron, il repart en courant, puis ouvre la porte d’entrée, jetant un regard à ses amis. Élie a pris les devants et lui tend les clefs de la voiture.
— Max, ça va aller ? Dit-il en prenant son cousin par les épaules.
Le jeune homme secoue la tête, et la respiration de Madeline derrière lui le réveille plus efficacement que n’importe quoi d’autre. Il soutient le regard d’Élie et le remercie rapidement.
— Allez, zou, on file. On a un bébé à mettre au monde, lance Maxime, en ouvrant la porte.