De fil en aiguilles

À l’atelier des 100 Vœux, Marion travaille dans son bureau. La chaleur du mois d’août vient s’écraser sur les murs, les toits et tout dans l’air, sent l’orage. De gros nuages s’amoncellent, à l’Ouest, signalant qu’au soir, Crépy-en-Valois devrait avoir retrouvé un peu de frais.

Elle vient à peine d’arriver, il est neuf heures passées. Les projets et les Couvertures tournent en folle farandole dans sa tête et elle se prépare à sa nouvelle journée. Naturellement, elle entre dans le bureau où Justine et Johanna sont déjà installées, studieuses, une odeur de café flottant dans la pièce.

— Salut, les filles, leur lance-t-elle.

— J’ai une bonne nouvelle pour toi ! Fait Justine, un sourire jusqu’aux oreilles.

— Eh bien, regardez-moi ça ! S’exclame Johanna. Qu’est-ce qu’il y a de si intéressant sur ton écran, hein ?

— Vous êtes graves, dit Marion en ricanant. Et alors, il y a quoi, sur ton écran ? Ajoute-t-elle en s’approchant, sourire en coin.

— C’est le projet de Charlotte, explique Justine, ravie. Ça y est, c’est validé !

— Oh ! Avec le vingt-quatrième vœu ? Demande Johanna, les yeux écarquillés par la surprise.

— Ouii !

Pour tout dire, Marion commençait à ne plus y croire. Eh beh, on a eu chaud, hein ? Il faut dire que le projet est resté à vingt-trois vœux si longtemps… Elle sait très bien qui est la vingt-quatrième : Charlotte lui envoyait des nouvelles, assez régulièrement.

Marion a suivi le voyage au Japon, le bizarre séjour en Auvergne, l’explosion de la semaine passée, et elle s’est laissé emporter par la force d’espoir de cette jeune femme qui semble invincible, et qui l’impressionne. Et le résultat est là : Charlotte a réussi.

Les filles applaudissent, heureuses et impressionnées de cette victoire. Toutes, à l’atelier, se sont laissées prendre au jeu de cette aventure bien réelle, de cette jeune femme qui a traversé les pires des deuils, et l’Asie toute entière, pour rassembler sa famille, aller chercher sa petite sœur qui a enfin compris, semble-t-il – la sacrée tête de mule !

Chacune reprend le chemin de son poste, qui à l’ordinateur, qui aux colis, qui aux machines à coudre. L’ambiance a légèrement changé. Marion se sent bien, vraiment bien : elle a eu un aperçu, elle, du vœu de Sally. Il est très beau. 

Il est temps de se remettre au travail. Dans quelques semaines, Marion sait qu’elles pourront être fières de livrer ce colis, car il aura une douce saveur de victoire.

La nouvelle grand-mère

Un peu plus tard, le mois de septembre a vu passer quelques orages au-dessus du Bassin Parisien, dans lequel se prélassent les dernières notes de l’été. Un vent frais fait vibrer les feuilles des grands arbres du cimetière. C’est leur chant du cygne. Bientôt, la sève descendra dans les racines, les feuilles roussiront de la mélancolie de l’automne, et diront au revoir à leur hôte, saluant la terre accueillante. Les corbeaux se riront des vivants, et Anne préparera un Noël très spécial, le premier de Jade.

Jade, sa petite fille à la peau dorée et aux grands yeux couleur saphir brut. L’image du tout petit être de quelques jours reste gravé dans son esprit et dans son cœur. Elle découvre cet étrange sentiment, propre aux grands-mères, se dit-elle : l’émerveillement, sans la fatigue ni l’inquiétude. Elle aime cette petite de tout son cœur, avec un mélange de soulagement de la savoir si bien entourée par ses parents, et d’une sérénité absolue. À peine un soupçon d’impatience d’apprendre à la connaître. Anne, aura quarante-neuf ans dans quelques semaines, elle est une jeune grand-mère heureuse et pleine d’énergie.

Elle souffle la fumée de sa cigarette vers le grand cimetière de Bagneux, à sa manière de converser avec les macchabées. Elle se sent ramollie de tendresse, ce matin. Elle a rencontré sa petite fille la veille, et se dit qu’ils ne doivent pas entendre souvent des histoires aussi jolies.

Elle leur a raconté les immenses yeux bleu foncé, les minuscules doigts, les gestes désordonnés, et le poids plume dans ses bras, si fragile et si fort en même temps.

Madeline et Maxime portent les traditionnels atours des jeunes parents : sourire béat, cernes et t-shirt sale, même s’il a été enfilé propre le matin même. Anne rigole intérieurement, de son privilège de grand-mère de ne pas se faire régurgiter ou baver dessus. Elle se moque gentiment, mais elle a été plutôt impressionnée par le calme de sa fille et la douceur de Maxime. Il exulte dans sa fatigue, et profite de son congé paternité, auquel il a rajouté une semaine de congés.

De ses trois filles, Anne ne pensait pas que ce serait Maddy qui s’en sortirait le mieux avec cette histoire de maternité ; et puis, elle ne l’imaginait pas devenir mère si tôt, à vrai dire. Elle sourit, ravie de s’être plantée.

Toute absorbée dans ses rêveries – Anne gatouille même en l’absence de Jade, ce qui laisse présager de l’avenir – elle n’a pas entendu Charlotte rentrer.

— Salut M’man, dit-elle, essoufflée. Hé ! Ils te disent rien, tes conseillers moribonds, sur ta vilaine habitude ?

Charlotte a repris l’entraînement : elle retrouve son club en octobre, d’abord à mi-temps, puis à temps plein, si tout va bien.

Anne balaye la remarque de sa fille d’un geste vague de la main, rien ne peut l’atteindre. Elle se retourne et Charlotte apercevant l’expression béate de sa mère, pose son verre d’eau et s’approche.

— Elle est si mignonne ?

— Pire ! Je n’arrive pas à penser à autre chose, répond Anne.

Charlotte a hâte de rencontrer sa nièce, qu’elle a hâte ! Ils y retournent ensemble, cet après-midi, avec ses parents. Elle sort de la pièce, s’apprêtant à prendre une douche bien méritée, mais sa mère l’interpelle soudainement.

— Au fait, lance-t-elle. Tu as reçu un colis !

Charlotte s’interrompt dans son geste, d’autant plus intriguée quand elle voit le regard complice de sa mère, qui lui désigne d’un signe de la tête, le colis qui trône sur la table de la cuisine. Alors, Charlotte comprend. C’est la Couverture des 100 Vœux !

Elle applaudit, sautant de joie dans la cuisine, comme une enfant.

Rédemption

Charlotte attend Sally. Assise à la terrasse d’un café parisien, non loin de Montparnasse, elle est en train de se demander si sa petite sœur va finalement lui mettre un lapin. Sally leur a fait faire les montagnes russes, et plus rien n’étonnerait Charlotte désormais, venant de sa petite sœur. Étrangement, cela lui donne une sorte de sérénité, de ne plus rien attendre d’elle.

Qu’importe : le lendemain, toute la famille sera réunie pour rencontrer Jade, arrivée un peu plus tôt que prévu ! Et Charlotte pourra offrir la Couverture. Elle en est venue à ne plus très bien savoir à qui elle l’offrait : à Maddy et Maxime, à Jade, un peu à elle-même ? Cette victoire leur appartient à tous, et elle a bien l’intention de ne rien laisser assombrir son ciel, aujourd’hui.

Mais quand Sally arrive, Charlotte ne peut s’empêcher d’avoir de la peine pour elle, devant sa mine triste et fatiguée. Elle sait que Lola et Sally sont encore en froid, et ignore comment cette histoire-là va se résoudre… C’est dommage, elle aime beaucoup Lola.

Sally porte à la main un grand rectangle, un peu épais, qui n’a pas l’air très lourd. Arrivée devant la table, elle hésite, salue Charlotte, puis s’assied, tout au bout de sa chaise.

— Merci, d’avoir accepté de me voir.

Charlotte fait un simple signe de tête, en soutenant le regard de sa sœur. Elle y voit tout l’effort que lui demande cette rencontre. Sally prend une grande inspiration.

— J’ai merdé, de fou. Je suis désolée, je sais que j’ai beaucoup à me faire pardonner. À toi plus qu’à quiconque.

Nouveau silence, Sally baisse le regard, le coin des lèvres tremble. Elle pensait avoir déjà pleuré toute l’eau de son corps, ces derniers jours, mais apparemment, elle a encore de la réserve.

— J’espère que ça t’aidera, finit-elle, en lui tendant le paquet.

Charlotte se saisit du grand rectangle rigide, enveloppé dans un tissu noir. Précautionneusement, parce qu’elle en devine la fragilité, elle retire le tissu, et dévoile une toile dans le mauvais sens. Elle la retourne, et en a le souffle coupé.

— Elle se regarde dans le sens que tu veux, fait la toute petite voix de Sally.

Charlotte ne peut rien dire, elle observe la toile de sa sœur, muette, les yeux brillants. Devant elle, un univers, tout en nuances de bleu nuit, violet et rose s’étend et semble sans limite. Les étoiles inondent la pièce. Au centre de la toile, l’une d’elle brille bien plus que les autres. Elle rayonne d’une lumière douce, enveloppée d’orbes et de scintillements, témoins de la grande maîtrise de Sally dans son art. 

Le silence qui plane entre les deux filles n’est plus lourd. Nulle besoin d’explication, Charlotte sait ce que sa sœur a peint. Elle relève le regard vers sa sœur, et murmure un merci à peine audible. C’est tout. Elle ne peut rien dire de plus. Sally rapproche sa chaise, et prend Charlotte dans ses bras, tout doucement. Le front appuyé sur sa tempe, elles ne disent rien, les yeux mi-clos.

Autour d’elles, s’est formé comme un espace protégé, comme si une grande orbe invisible les entourait. Même le serveur n’ose plus s’approcher pour prendre leur commande. Il observe les deux jeunes femmes un court instant, puis détourne le regard. Il reviendra plus tard.

Une réunion sous une bonne étoile

Chez Madeline et Maxime, on se prépare doucement à la réunion de la journée. Anne, Marc et Elena sont arrivés un peu plus tôt pour aider les jeunes parents. Ils s’occupent du buffet et de la maison, pendant que les jeunes parents sont tout à leur principale activité : leur fille.

Tout semble feutré, sous le doux soleil de septembre. Et peu à peu, la petite maison, le petit jardin, se remplissent des membres de la famille, arrivant au compte-goutte, chuchotant presque. La maison abrite un nourrisson, pensez-vous ! C’est le premier réel contact avec un bébé pour quasiment la moitié d’entre eux, et pour les autres… eh bien cela fait minimum vingt-et-un ans qu’ils n’ont plus l’habitude !

Alors chacun entre, Camille, puis Marie-Ange et Peter, Antoine, Élie, Maryam et Alice, et enfin Sally, avec autant de précautions que possible. Bientôt, ils sauront se détendre, rire et partager ensemble autour de cette naissance, mais pour le moment, ils osent à peine être, et cela fait sourire Madeline qui les observe.

Jade s’est endormie sur le ventre, sur la cuisse de Maxime. Il regarde un peu autour de lui, désemparé de ne pouvoir se lever.

— Alors, Max, on s’est fait mettre un fil à la patte ? Le charrie Élie.

— Ha, ha, malin ! Attrape-moi plutôt l’assiette de saucisson.

Élie est redevenu lui-même, avec sa gouaille et ses yeux rieurs. Maxime sait qu’il en est quitte pour subir les traits d’humour plus ou moins subtiles de son cousin, mais il préfère le voir comme cela. D’ailleurs, le voilà qui revient avec dans une main une assiette de saucisson et autres petits fours, et dans l’autre, une flûte de champagne.

— Je t’ai fait un petit assortiment, dit-il à voix basse. Et puis le champagne, parce que je crois qu’on est tous là et qu’on va trinquer.

Sentant sa fille émettre un faible son et tenter de bouger, Maxime redonne immédiatement tout ce qui lui encombre les mains à Élie, et change Jade de position : elle s’est réveillée.

— Pile à temps, ma puce, plaisante Maddy qui s’approche.

Maxime retourne très délicatement le nourrisson dans ses bras, de sorte à lui faire voir l’assemblée. Jade contemple le monde depuis ses yeux immenses et ronds, et ouvre une bouche en cœur étonnée sur tout ce monde qui l’observe en souriant.

— Famille, dit Charlotte en prenant sa coupe de champagne. Puisque la raison pour laquelle nous sommes tous ici aujourd’hui est réveillée, il est temps pour moi, au nom de tous, de lui offrir un cadeau très spécial…

— Oh ! Mais… Elle est arrivée ? S’exclame Maddy.

— Ouii ! Répond Charlotte en se saisissant d’un paquet enveloppé dans un papier cadeau aux couleurs pastels.

Voyez, c’est que la Couverture n’est pas exactement une surprise, mais Maddy ne s’attendait pas à la recevoir précisément aujourd’hui… ! Elle défait délicatement le papier cadeau, qui recouvre en réalité le colis, intact. Madeline rit, les yeux déjà brillants.

De la pointe d’un petit couteau, elle ouvre le colis. Tout le monde retient son souffle : tous ont participé, mais aucun, à part Charlotte, ne connaît le rendu final de la Couverture. C’est une vraie surprise. Madeline sort du totebag en tissu le carnet, qu’elle ouvre à la première page, qui contient son mot à elle.

« Ma fille, je suis si fière que tu m’aies choisie comme maman. J’ai hâte d’apprendre à te connaître, je t’aime déjà tellement. Maman »

Puis, trop impatiente, elle referme doucement le carnet, et déplie la couverture. Selon les choix de Charlotte, les thématiques étaient océaniques et végétales, et le tissu qui entoure la magnifique et grande Couverture est d’un bleu caribéen lumineux.

— Attends, tiens un coin, dit Anne à Madeline.

Et les deux femmes déplient ensemble le patchwork, sous les cris d’exclamation et d’admiration de tout le monde.

— Regardez ! S’exclame Alice. Ça forme un J !

Madeline fronce les sourcils, puis se recule un peu. Pour lui permettre de mieux voir, Sally prend le coin qu’elle tient, et Maddy voit alors la lettre formée par les carrés aux nuances les plus roses et fleuries. Elle regarde Charlotte, un sourcil relevé, l’air interrogateur.

— Comment… ?

— J’ai surpris une conversation entre Max et toi, il y a quelques temps…, dit-elle avec un sourire pour s’excuser. Et puis, j’ai prié pour que vous ne changiez pas d’avis au dernier moment !

Madeline éclate de rire.

— Mais c’est parfait !

Un peu gênée, Sally prend le coin que sa mère lui tend, et plie la Couverture sur un dossier de chaise, pour que tout le monde puisse l’admirer, et chercher son carré de tissu.

Entre temps, Maxime a repris le carnet, et a commencé à lire les mots.

« Jade, ton arrivée aura été comme une immense lumière dans ma vie. Tu ne t’imagines pas ce que tu m’as fait faire, mais je te raconterai tout, quand tu seras plus grande. Vis ta plus belle vie, ma puce, je serais toujours là pour toi. Tata Charlotte »

Maddy lit les mots, et elle a envie de tous les serrer dans ses bras, tant c’est joli, poétique, drôle, elle n’en revient pas. Elle écrase une larme sur sa joue, et Max tourne la dernière page. En voyant le nom inscrit en bas du dernier vœu, Madeline croise le regard étonné et bouleversé de son mari, et lève les yeux vers sa petite sœur, qui a compris, un peu gênée, sur quelle page le carnet était ouvert.

« J’ai vu les temples à pagodes, j’ai vu le soleil se lever de l’autre côté de la Terre, et je n’avais jamais vu un si petit être soulever tant de montagnes. Un jour, je te peindrai tout l’amour du monde, petite nièce. Compte sur moi pour que ta palette porte les plus belles couleurs. Sally »

Il était un petit pick-up…

Une confusion émue a régné un court instant, le temps que les jeunes parents remercient leur famille, mais à peine ont-ils le temps de se remettre que, soudain, le bruit le plus pétaradant et le plus étrange, dans cette petite rue plutôt calme, fait vibrer le sol.

— Les voisins ont une nouvelle voiture ? Demande Elena, intriguée par le bruit.

— Ce doit être le nouveau modèle de Ferrari, avec un moteur d’hélicoptère, plaisante Élie.

— Tss, andouille, va, réplique Elena en bousculant gentiment son neveu.

Bon, ça rigole, mais personne ne sait ce que c’est. Enfin, personne…

Antoine fait un pas, tend l’oreille, et Max voit son père blêmir. Il pose son verre sur la table, et s’en va en marmonnant.

— Je connais ce bruit…

— Ah, t’as été pilote, Tonton ? Raille Élie, toujours sur sa lancée, avant de comprendre subitement.

Un bruit de moteur que seul son oncle pourrait reconnaître à l’oreille ? Un seul regard vers Max lui confirme ses soupçons, et les deux jeunes hommes suivent Antoine vers le portillon, de l’autre côté de la maison.

Là, à moitié sur le trottoir, un monstrueux pick-up truck vert foncé prend la moitié de la rue. Tout le bas est boueux, poussiéreux, et le pare-brise est incliné de telle manière qu’il est difficile de voir à travers. Antoine passe ses deux mains dans ses cheveux, effaré, et va vers la fenêtre conducteur, ouverte.

— Papa ! Gare-toi mieux que ça !

Dans la voiture, le père d’Antoine grommèle, mais il savait qu’il allait devoir le faire, c’est pour ça qu’il n’avait pas éteint le moteur, il a l’esprit pratique.

Enfin, le moteur est coupé. Maxime et Élie voient Jeannot descendre du pick-up, les mains fourrées dans ses poches. Il s’est fait beau, il porte un complet-veston bleu foncé, qui va assez bien avec la teinte de ses yeux. Surtout, il n’ose pas s’approcher, Jeannot.

— Mais, Papa, t’es venu ? S’exclame Antoine, qui n’en revient toujours pas.

— Bah oui, quoi. Tu m’invites, je viens.

— Mais… Tu n’as jamais répondu !

— Oh ben, s’y faut annoncer sa venue aussi. J’suis pas la reine d’Angleterre, moi, rétorque-t-il, de mauvaise foi.

— Putain, Pépé…, t’es venu, lâche Élie, médusé.

Entre-temps, Charlotte, curieuse, est sortie, avec sa mère. En apercevant la jeune femme, Jeannot lui fait un signe de tête. Maxime se retourne rapidement, et il est soulagé de constater que Charlotte a la banane. Elle n’a pas l’air de lui en vouloir.

— Pépé, dit-il en se retournant vers son grand-père. Je te préviens, Maman est là. Camille aussi. Un seul mot de travers…

— C’est bon, fils. J’y ferai rien, va. Comment il s’appelle, ton petit bébé ?

— Jade. Ton arrière-petite fille s’appelle Jade, souffle Maxime.

Jeannot s’avance un peu, colossal et silencieux. Maxime embraye, pour rompre le silence gênant qui s’installe.

— Allez, viens, on va pas rester sur le trottoir, dit-il en invitant son grand-père à entrer.

Le regard espiègle, Élie attend la blague vaseuse que Jeannot aurait faite en temps normal, mais rien ne vient. Il croise le regard de Charlotte, et les deux amis pouffent de rire devant l’incongruité de la situation. Jeannot à Juvisy, qui l’eût cru ?

Ils voient le colosse précéder Maxime par le tout petit portillon, et rejoindre la famille dans le petit jardin. En arrivant, Jeannot comprend de suite qui est Madeline, son bébé dans les bras. La jeune femme a un sourire qui le désarme, et puis ce petit truc, dans ses bras… Ces yeux d’infini… Il jette un œil à son petit-fils, le félicitant à demi-mots.

Elena est surprise, jamais elle n’avait vu qui que ce soit capable de couper le sifflet de son ex-beau-père ! Alors qu’un minuscule nourrisson exécute ce prodige, elle en est ravie.

— Tu veux une coupe de champagne, Pépé ? Propose Maxime. Désolé, j’ai pas de pinot.

— Pas grave, j’ai ramené. Pis comme je m’suis pas perdu dans les bois en venant, j’y ai pas touché…, ajoute-t-il avec un sourire appuyé vers Élie, qui lève les yeux au ciel.

Eh merde, pense notre ex-Don Juan préféré.

— Je ne vois vraiment pas de quoi tu veux parler, Pépé, dit-il en feignant l’ignorance.

— Allez, raconte ! Le presse Maryam.

— Je n’ai aucune honte, si tu le fais pas, je le fais, ajoute Charlotte en se marrant ouvertement.

Poussant un soupir faussement exaspéré, Élie se retrouver à la place du conteur, à narrer devant la famille, hilare, le récit aussi drôle qu’étrange, de leur nuit dans la forêt du Livradois-Forez.

L’envol

Mais nous, les amis, on la connaît déjà, cette histoire… et la mienne touche à sa fin.

Là, dans ce jardinet du Bassin Parisien, sous le doux soleil de septembre qui caresse à peine la peau, Jade se rendort déjà dans les bras de sa mère. Anne, Marc, Charlotte, Sally, Madeline, Maxime, Jade et tous les autres, vont pouvoir écrire une nouvelle histoire, désormais.

Distraitement, Charlotte suit les lignes du fil de la Couverture, du bout des doigts, en écoutant Élie. Un sourire aux lèvres, baignée par les rires de sa famille, comblée.

Il est temps pour nous de nous éloigner discrètement, de lever les voiles, de prendre de la hauteur… Jusqu’à ce que chacune, chacun d’eux, deviennent comme autant de petits points sur la carte. Jusqu’à temps d’embrasser dans notre regard l’Oise, d’où Marion va bientôt recevoir, avec émotion, les photographies d’une adorable naissance, sur une Couverture dont chaque fil est comme un lien recréé, là, sur les machines de son atelier.