Appuyée sur le chambranle de la porte, Anne contemple la chambre vide de Charlotte. Le lit est fait au carré. Dans l’angle, le bureau très rangé contraste avec le bordel des dernières semaines. Les papiers, carnets, livres, ont tous disparus. L’ordinateur est sagement fermé, éteint, et les papiers rangés et triés dans les dossiers, sur l’étagère.

Charlotte est partie au Japon ce matin. Depuis onze mois, elle n’avait quasiment pas quitté la maison. Depuis onze mois, Anne veillait sur sa fille adorée, en mère inquiète, tâchant de ne pas le paraître, parlant aux macchabées de Bagneux, clope à la main, pour tromper ses troubles.

Onze mois, beaucoup de nuits passées à dormir avec elle, comme quand elle était petite, et que déjà, Anne défiait les principes éducatifs de sa mère en laissant sa fille dormir avec Marc et elle. Onze mois, ce n’est pas rien, et ça lui arrive à la conscience, Anne, d’un coup. Boum, une percussion dans son ventre, dont la déflagration remonte dans sa gorge, jusqu’à ses yeux qui s’humidifient. Boum, ma fille est partie, elle va mieux. Et moi ?

Et toi, Anne, comment vas-tu ? Onze mois à faire l’autruche, quand ça remonte, faut apprivoiser la bête sauvage qui sort, n’est-ce pas ? Tout ce temps passé à ne pas t’avouer que tu crevais d’inquiétude, au fond. Que tu te forçais à faire confiance à la vie, parce que ça va finir par passer, n’est-ce pas ? Onze mois à tout enfermer dans une petite boîte noire, que la grande percussion dans ton ventre vient d’entrouvrir.

Derrière elle, Anne n’a pas entendu Marc approcher, discrètement. Plus de trente ans qu’il la connaît, Anne. Maintenant, il a passé plus de temps de vie avec elle que sans elle. Il connaît le moindre de ses grains de beauté, il sait ses courbes, ses cicatrices, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il reconnaîtrait son pas entre mille, à l’oreille. Et à voir la manière dont elle est appuyée là, cette légère courbure, ses épaules inhabituellement voûtées, il sait.

Il s’approche, et le micromouvement qu’elle vient de faire avec sa tête lui indique qu’elle l’a senti, derrière elle. Alors il passe ses bras autour de sa taille, plonge son nez dans le creux de son cou, et la serre fort, sa femme. Deux semaines à lui parler à peine, c’était intenable. Et tout ça pour des conneries, se dit Marc.

Elle se retourne doucement, les yeux pleins des larmes qu’elle n’a pas versées, les lèvres serrées. Heureusement qu’elle n’a pas besoin de lui expliquer. Il l’embrasse sur le front et enfin, après deux insupportables semaines, il sent le poids de sa tête sur son épaule.

Elle prend une grande inspiration : les larmes peuvent couler, silencieuses. Là, dans cet espace de vulnérabilité, l’arête de son nez à elle, qui épouse si bien la courbe de son cou à lui, comme si ces deux lignes s’étaient moulées l’une sur l’autre, avec le temps.

La grande aiguille s’est arrêtée, plus rien ne rythme ce moment, rien d’autre que les respirations accordées d’Anne et Marc. Puis, lentement, Anne se détache, relance le lourd balancier de l’horloge.

— On peut être fiers de notre fille.

— Oui…, répond-il un peu hésitant, essuyant une larme du visage d’Anne du revers de son pouce. Et je te demande pardon pour… enfin, ce n’était pas juste.

— Merci. Qu’est-ce qu’il s’est passé, Marc ?

— C’est une longue histoire, il vaut mieux qu’on s’asseye, je crois.

Charlotte s’en va-t-en guerre

Ça y est, la voilà dans sa boîte à sardines volante, notre Charlotte de l’espace ! Un brin serrée entre les larges épaules de son adorable voisin de gauche et la paroi de l’avion à droite, elle a néanmoins pu coller son nez au hublot, durant tout le décollage. Un instant, elle a oublié pourquoi elle s’était volontairement enfermée là-dedans et s’est émerveillée devant la capacité de la grosse boîte métallique à se propulser dans les airs, emmenant toutes ses sardines bien attachées à l’intérieur et dévoilant le paysage du bassin parisien vu du ciel, au couchant.

Après, le paysage a rapidement été englouti dans la nuit. De toute façon, Charlotte s’est endormie, pour se réveiller cinq heures plus tard, l’estomac dans les talons et sept heures de vol restantes. Elle a sorti un petit carnet bleu turquoise aux jolis bords argentés : elle va documenter son aventure. Elle ne sait pas si elle tiendra le rythme, mais c’est sa psychologue qui lui a soufflé l’idée, et elle l’a trouvée bonne, sur le coup.

Le stylo est suspendu dans les airs, comme son avion, pense-t-elle, et elle l’écrit. Tu vois, c’était pas si compliqué, non ? Elle gratte, elle gratte, provoquant des petits coups d’œil amusés de son armoire normande de voisin – qui n’est pas Normand, sinon Néerlandais, mais revenons à nos moutons.

Je vous fais lire ? Allez, avouez que vous mourrez d’envie de savoir ce que Charlotte peut bien écrire dans son carnet…

Je ne savais pas, quand j’ai commencé tout ça, où ça me mènerait. Je savais que j’irai au Japon oui, ça c’était prévu. Mais je ne pensais pas que ça éclabousserait Maxime aussi. On a beau se connaître depuis une paye, il parle peu de sa famille. J’en avais conclu qu’après le divorce de ses parents, ce n’était pas quelque chose qui lui importait tant, et qu’il préférait se concentrer sur celle qu’il s’apprête à construire avec Maddy. Mais je me fourrais le doigt dans l’œil, jusqu’au coude !

J’allais refuser, pour tout dire, quand il m’a proposé d’aller chercher son grand-père. Mais il y a eu un truc dans son regard, ça n’a pas duré longtemps. Je lui ai demandé pourquoi, après. Pourquoi aller se casser la nénette à aller chercher un vieux grand-père acariâtre, qui manifestement, se soucie peu de sa famille ?

Et vu ce qu’il m’a dit, je me suis un peu mordu la langue d’avoir accepté si vite. Jeannot est remonté contre Elena, la mère de Max, parce qu’elle a trompé son mari avec Camille, un amant plus jeune devenu son mari. Je dis remonté, je suis polie. Lui, l’est moins. Ce qui complique les choses, c’est qu’il est aussi en froid avec Antoine parce qu’il n’aurait pas su « être un homme ». Déçu par son fils aîné, Jeannot l’a mis dans un grand sac de ressentiment avec Maxime, et depuis, les relations sont plutôt… fraîches.

Elle relève la tête, se mord la lèvre, et rajoute une simple phrase.

Charlotte, qu’allais-tu faire dans cette galère ?

Elle étouffe un petit rire, se redresse et referme le carnet. L’hôtesse arrive avec un repas chaud.

Quand Marc parle

Installés sur le canapé du salon avec une bière ouverte dans la main, Anne et Marc se regardent en chiens de faïence. L’une parce qu’elle attend que l’autre parle. L’ennui, c’est que Marc ne sait pas par où commencer.

— C’est ma faute si Sally est partie comme ça.

Les pieds dans le plat, c’est pas mal, Marc. Vue la tête d’Anne, il va falloir continuer, et vite. Elle boit une gorgée, pour se taire.

— Un jour, je l’ai trouvée avec la boîte ouverte. Et elle lisait les lettres.

Anne n’a pas besoin qu’il en dise plus.

— Elle a compris ?

— La nature de ta relation avec Jan ? Oui, plutôt, oui… J’ai eu beau lui dire que c’était quelque chose entre toi et moi, que c’était fini, elle était furieuse. Elle ne m’a même pas crue quand je lui ai dit que c’était une relation platonique…

— Tu m’étonnes, souffle Anne dans un rire jaune. Une ado de dix-huit ans qui découvre des lettres d’amour adressées à sa mère, avec laquelle elle est en froid, n’a pas envie de croire que ça ait pu être quelque chose de simplement beau…

— Non. Elle était persuadée que j’avais fermé ma gueule pour te plaire, que tu m’avais manipulé, enfin je te passe les détails… Elle était hors d’elle.

La voix de Marc se brise un peu sur cette phrase.

— Mais je ne comprends pas, Marc. C’est pas ta faute, tout ça, dit Anne, doucement.

— Bien sûr que si. Je t’ai défendue, et ça… ça l’a rendue encore plus furieuse. Elle est partie en me disant que je la décevais. Que j’avais aucun honneur.

Ça, il s’en rappelle, des paroles de Sally, avant qu’elle ne claque la porte, déchaînée. Elles résonnent encore entre ses deux tympans. Il s’est passé six mois après ça, avant qu’elle ne parte au Japon avec Lola, sans rien leur dire, et sans plus jamais vraiment leur parler. Depuis un an et demi, Marc garde ça pour lui.

Parce que, peu de temps après le départ de Sally, eh bien, Charlotte a perdu son bébé, s’est fait lâchement abandonner par son incapable de mari – Marc se dit qu’il réserve le premier coup de poing de sa vie pour sa sale petite gueule de prétentieux.

— Merde…, lâche Anne. C’était précisément pour ça qu’on avait voulu garder ça secret. Ça ne regardait personne d’autre que notre couple !

Anne sent la colère monter, et elle se retient car elle sait que ce n’est pas constructif. Marc a énormément souffert de la distance mise par Sally, maintenant elle comprend mieux. Cette petite avait toujours idéalisé son père, elle l’adorait et il le lui rendait bien. Elle avait eu une belle relation avec Anne, jusqu’à tard dans son adolescence, où elle s’était éloignée. Anne n’avait jamais vraiment compris, et elle avait choisi de laisser sa fille grandir.

Elle fait toujours le choix de la liberté, Anne. Si sa fille voulait lui parler, se disait-elle alors, elle reviendrait. Elle savait que les bases étaient bonnes. Elle avait confiance.

Sauf qu’Anne a sous-estimé la rancœur dont est capable Sally, et maintenant qu’elle a – presque – toutes les cartes en main, elle comprend un peu mieux. Sa dernière née est une sorte de romantique lyrique, exacerbée, à fleur de peau. Un mélange de la Juliette de Shakespeare, de Baudelaire et de Keats. Évidemment, qu’elle s’était étouffée de rage en apprenant la relation extraconjugale de sa mère. Évidemment, qu’elle n’avait pas voulu croire que c’était platonique.

Et même si elle l’avait cru, c’était déjà trop, pour elle, dans sa conception totale de l’amour. Elle ne pouvait pas comprendre, que son père ait été non seulement au courant, mais d’accord. Elle ne pouvait pas comprendre qu’Anne ait pu aimer, très différemment, deux hommes en même temps. Pendant sept ans, elle avait correspondu avec Jan, un Norvégien qui vivait à Paris, et qu’elle ne voyait qu’une fois par an, le jour anniversaire de leur rencontre.

Marc sirote silencieusement sa bière, il ne sait pas quoi ajouter. Il contemple Anne et voit la colère passer dans son regard, qu’elle étouffe rapidement.

— Marc…

— Oui ?

— Tu te rends compte que Charlotte est partie au carton ?

Marc ne dit rien, il a interrompu son geste et le goulot de la bouteille est à deux centimètres de ses lèvres. Il reste interdit, le temps de comprendre ce qu’Anne a déjà compris.

— Merde… souffle-t-il.

— Tu l’as dit, bouffi. Si Sally décide de parler à Charlotte, elle lui dira bien ce qu’elle voudra. Va savoir comment elle tournera les choses.

— Elle n’oserait pas.

— Tu plaisantes ? Elle est tellement furieuse qu’elle est partie de l’autre côté du globe et qu’elle ne nous adresse plus la parole depuis un an et demi !

Rien n’interrompt le silence pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’Anne se lève.

— Tu viens ? J’ai besoin d’une clope, je crois.

— Tu crois que les macchabées de Bagneux peuvent nous aider ? Demande-t-il avec un sourire désolé.

— Tu parles, ils doivent bien se marrer de nos problèmes. Ils n’ont plus de fille en colère à gérer depuis belle lurette, eux.

Elle a raison, Anne. La seule chose que les macchabées peuvent leur dire ce soir, de leurs éternels sourires figés, c’est que, comme le dirait un certain Jules, le sort en est jeté…

Quand Charlotte rencontre Sally

Charlotte se redresse d’un seul coup, dans le lit superposé. Elle a vaguement entendu son réveil sonner, mais il lui faut quelques secondes pour atterrir. Allez, on va rajouter du lest pour t’aider. Premier sac de lest : tu es au Japon, dans une auberge de jeunesse, à Kyoto. Deuxième sac de lest : il est huit heures du matin. Troisième sac de lest : tu vois Sally, tout à l’heure.

Blam. Il est en plomb, celui-là. Et elle se le reçoit dans le ventre. Elle expire bruyamment, tentant de chasser la vague d’angoisse qui vient l’étouffer, l’espace d’une seconde. Ça y est, elle atterrit.

Elle a eu beau suivre les conseils des sites de voyageurs et prendre de la mélatonine, le décalage horaire est difficile à encaisser. Le premier soir, elle est arrivée joyeuse et surexcitée, presque. Impressionnée par l’immensité de l’aéroport du Kansai, posé sur une île artificielle au large d’Osaka, elle a eu tellement peur de se tromper qu’elle a demandé son chemin à tous les agents qu’elle a croisés. Et rien n’est retombé quand elle a pris le train pour Kyoto.

Quoi, ça, c’est un train ? Cet espèce de long couloir propre et spacieux, silencieux et qui sent bon, c’est un train ? Elle a eu un sourire collé sur son visage quasiment tout le long du trajet. Intimidée par l’espace, elle a même demandé à un monsieur, qui semblait local, de lui confirmer que c’était bien le train pour Kyoto. Il avait souri, très poliment et gentiment, et lui avait confirmé dans un anglais teinté d’un fort accent japonais, que c’était bien le train pour Kyoto.

Pour couronner le tout, elle est arrivée dans la ville à l’heure de pointe. Magnifique, a pensé notre parisienne héroïne. Mais ça, c’était avant de voir qu’ici, les gens font la queue devant les marquages des portes du métro. Sans trop faire attention, elle a longé l’une des files pour se placer devant la porte, et un regard jeté rapidement autour d’elle lui a très rapidement fait comprendre que c’était une erreur. Rien, pas un mot, mais des regards univoques. À pas de loup, avec sa valise, elle est retournée faire la queue, sagement, riant sous cape de sa propre maladresse.

Elle ne va pas se mentir, d’ailleurs elle l’a écrit dans son carnet, une fois posée sur son lit, à l’auberge, l’heure de pointe au Japon n’est pas non plus agréable. Alors, une fois remontée des entrailles obscures, elle a posé pour la première fois le pied dans le centre-ville de l’ancienne capitale impériale. Elle est arrivée sur une espèce de place en béton gris clair, avec le fleuve à sa gauche et un pont qu’elle devait traverser. À sa droite, elle devinait une colline, des arbres – sûrement des cerisiers, dont certaines fleurs commençaient tout juste à se deviner.

Quand je partirai, ils seront tous en fleurs, a-t-elle pensé. Puis, passant par des petites rues qu’elle ne s’attendait pas à trouver dans une aussi grande agglomération, elle est arrivée à l’auberge de jeunesse. Ce n’est qu’une fois sa douche prise, ses affaires arrangées et les nouvelles données à sa famille, qu’elle s’est aperçue qu’un truc clochait : il était vingt heures, et elle n’avait pas l’ombre d’un poil sommeil.

Depuis trois jours, elle visite la ville, et fait tout pour résister au coup de barre de treize heures. Aussi, n’est-elle jamais à l’auberge de jeunesse entre midi et deux, malgré la petite cuisine mise à disposition. De toute manière, la nourriture est bien trop appétissante. Charlotte se balade et trompe son angoisse. Qui se rappelle lourdement à elle ce matin.

À onze heures et demie précises, elle est sur le lieu de rendez-vous. Elle est partie en avance, sur son joli vélo de location, et elle est parvenue à ne pas se perdre – que toutes les divinités ayant jamais existé soient bénies pour l’invention du GPS. Oui, même quand elle imagine des louanges, Charlotte ne fait pas les choses à moitié.

Elle regarde nerveusement autour d’elle, consulte son téléphone toutes les trente secondes, et relit au moins trois fois le message de Sally :

« Salut. Rendez-vous à la station Keage, face au canal du Lac Biwa. Tu peux pas te louper. Sally. »

C’est le premier message qu’elle reçoit de sa sœur en un an et demi. Elle a enregistré son numéro de téléphone, la veille au soir.

Elle relève le nez, et se prend une claque. Ou plutôt, un sac de lest en plomb dans la tronche. Oui, toujours le même. Là, au milieu de la foule japonaise, sa petite sœur.

Sally marche d’un pas assuré. Elle n’a pas tellement changé, à première vue. Charlotte lui a toujours trouvé une allure d’enfant terrible au charme dangereux, et ça se confirme. Quand elle aperçoit sa grande sœur, un sourire un coin se forme sur son visage. Énigmatique.

Le regard contredit le sourire, et Charlotte se demande comment tout ça va se terminer.

— Salut grand sœur, lance Sally en se plantant devant Charlotte. Alors, on est venu se la couler douce au Japon ?

Cette provoc’… Charlotte sourit, n’attrape pas le bâton qui lui est – un peu grossièrement – lancé, et répond avec un grand sourire sincère.

— Salut, toi. Heureuse de te revoir.

Et sans demander à Sally, elle la choppe et l’attire contre elle dans un câlin forcé. Sally se laisse faire mais se recule rapidement.

— Fais pas tant durer le plaisir, c’est pas très bien vu ici, les démonstrations d’affection en public.

Charlotte hausse les épaules : elle s’en fout un peu. Elle vient de retrouver sa petite sœur.

— Alors, miss ès-Japon. On va où ?

— Là, fait Sally en pointant du doigt un chemin qui s’enfonce le long du canal, bordé de cerisiers magnifiques. C’est le Chemin de la Philosophie, je me suis dit que c’était adapté pour nos retrouvailles.

Charlotte échappe un rire et elles se mettent en route, retrouvant la sensation étrange de marcher l’une à côté de l’autre. De dos, on dirait quasiment la même personne. Seul un détail change, dans le port de tête : Sally l’a haut, menton relevé, parfois penchée sur le côté, quelque part entre la supériorité et l’ironie.

Une fois engagées sur le chemin, c’est Sally qui brise le silence qui s’est installé. Charlotte marche tellement sur des œufs qu’elle préfère laisser sa sœur parler, pour l’instant.

— Alors, qu’est-ce que j’ai loupé ?

Tout, manque-t-elle de lui balancer. Puis elle respire, cède pas à la tentation, réagis pas, Charlotte.

— Tout le monde sait que mamie et toi, vous êtes restées en contact tout ce temps. Ça a foutu un sacré merdier, mais on panse nos plaies.

— C’est pour ça que t’es venue ? Réplique Sally, masquant mal son étonnement.

— Non.

Charlotte profite de quelques pas en silence, l’endroit est vraiment très beau. Les bourgeons des fleurs promettent une explosion rose d’ici quelques jours, une semaine, peut-être davantage. Elle a repris l’avantage, et sait que cela ne va pas durer. Mais si Sally se croit maline, elle a oublié qu’elle a à faire à sa roublarde de sœur, de dix ans de plus qu’elle.

— Pour quoi, alors ?

Charlotte sourit, puis oblique sur sa gauche, pour se rapprocher du canal qui s’est fait tout étroit, ici, et de l’eau calme, qui reflète les milliers de fleurs des sakura.

— Madeline est enceinte, Sally. Un joli petit bébé dans son ventre, depuis presque quatre mois, maintenant.

Sally accuse le coup, Marie-Ange ne lui avait pas dit. Depuis son message lui demandant de bien vouloir parler à Charlotte, sa grand-mère avait envoyé moins de nouvelles, et s’était montrée plus succincte. Elle comprend mieux, maintenant. Si toute la famille était au courant de leur correspondance, mamie a certainement dû gérer les colères et les frustrations, de ses parents en premier lieu. À cette pensée, elle sourit.

— Maxime ?

— Le même.

Charlotte s’est assise au bord du canal, les pieds dans le vide.

— On a le droit de faire ça ?

— Oui, dit Sally en la rejoignant.

Charlotte soupire, et prend leurs pieds en photo. Sally la regarde d’un air moqueur.

— Eh, quoi ? Vues nos tronches, vaut mieux ça, comme photo de retrouvailles, non ?

Charlotte n’a pas loupé le sourire qui s’est dessiné sur les lèvres de Sally. Un vrai sourire.

— Alors, je vais être tata, c’est ça ? Et toi aussi ?

— T’as tout pigé, p’tite tête.

Ça ne se passe pas si mal, finalement, se dit Charlotte. Elle ne sait pas qu’à l’intérieur de Sally, hurle un vent de tempête d’un côté, et un vent sournois de l’autre.

« Vas-y, défoule-toi, dis-lui tout ! » S’époumone l’énervé, virevoltant dans tous les sens, faisant battre le cœur de Sally à tout rompre, lui donnant envie de pleurer, presque. Mais l’autre répond, calme comme la flèche qui n’attend que la détente de la corde.

« Attends. Ce n’est pas encore le moment. »